Appel pour agir en faveur de la Suisse dans l’Europe
L’absentéisme n’est pas un geste de souveraineté, mais d’abdication. C’est par sa présence sur les lieux de décision et par la coopération qu’une nation exerce et protège son pouvoir. Même un co-pilote sera toujours plus souverain qu’un passager clandestin.
« Depuis 1977, la Suisse a atteint en grande partie les objectifs de sa politique commerciale. Elle est intégrée dans une vaste zone européenne de libre-échange, tout en ayant pu préserver son indépendance commerciale, sa neutralité et son protectionnisme agricole. » Voilà ce que j’écrivais en 1979 dans mon ouvrage « Economie politique et politique économique de la Suisse » (p. 259) à propos du traité de libre-échange entre la CEE et l’AELE, approuvé par 72,5% de « oui » le 3 décembre 1972 par le peuple suisse.
C’était donc il y a exactement 50 ans. A cette époque, je ne pouvais pas imaginer à quel point ma conclusion était fausse, ignorant l’accélération étonnante que le mouvement d’intégration européenne prendra sous l’impulsion de Jacques Delors d’une part, et oubliant l’étroitesse d’un traité limité aux questions douanières sur les marchandises, alors que les pays avancés comme le nôtre se dirigeaient vers des économies de services avec 80% des places de travail dans le tertiaire, d’autre part.
Vingt ans plus tard, il y a eu l’erreur historique du 6 décembre 1992, lorsque le peuple suisse, à une très courte majorité certes, a refusé l’Espace Economique Européen. Jamais une telle occasion ne se représentera. Jamais plus on ne nous offrira la pleine participation au marché commun à des conditions aussi avantageuses.
Mais rien ne fit de se lamenter. Il fallut bien relever le défi face à notre marginalisation et à la stagnation des années nonante. Les accords bilatéraux I ont été approuvés par 67,8% de « oui » en l’an 2000, les accords bilatéraux II, en 2004, où les Suisses ont confirmé par 56% de « oui » la libre-circulation et accepté notre adhésion à Schengen par 54,6%, lors des deux scrutins de 2005.
Le peuple suisse a eu l’occasion de confirmer son attachement à la libre-circulation des personnes par 59,6% en 2009 et par son refus de l’initiative « Pour une immigration modérée » par 61,7% de « non » le 27 septembre 2020.
Pour la Suisse, pays hautement tributaire de la division internationale du travail, l’accès libre aux marchés de ses partenaires les plus importants est vital. La voie des accords bilatéraux finalement choisie aboutit à une construction fragile et compliquée. Mon ami Jagdish Bhagwati, professeur à Columbia, grand défenseur du libre-échange multilatéral, la compare au fameux « Spaghetti Bowl » et cite le principe selon lequel « par parties, point tu n’optimiseras ». Je lui répondais toujours qu’en démocratie directe, le réalisme exige souvent la préférence donnée au second best, mais politiquement praticable, plutôt que de viser le first best irréalisable du scientifique.
Dans un langage imagé, la Suisse a donc préféré un réseau de ponts suspendus, vertigineux et chers à l’entretien, à la belle plateforme de l’adhésion, plus stable et plus simple à l’entretien. Cette fragilité de ces constructions bilatérales se manifeste par les accidents de parcours qui sont toujours possibles. Je pense à l’acceptation, le 9 février 2014, de l’initiative « Contre l’immigration de masse », au refus de l’accord institutionnel par le Conseil fédéral le 26 mai 2021 ou au retrait forcé par le Parlement de la demande d’adhésion le 15 juin 2016.
A quoi s’ajoute le vieillissement rapide de ces textes au gré des progrès techniques ou développements politiques. Faute de mises à jour, ces traités subissent l’érosion voire deviennent caducs. Tout cela a contribué à créer un climat délétère entre la Suisse et Bruxelles. Cette évolution risque de mettre en jeu toute la construction des accords qui ont permis à la Suisse au cours de ces dernières années, au vu du volume impressionnant des activités économiques avec les membres de l’Union, d’être l’un des pays les mieux intégrés de facto à la grande communauté formée par l’Europe, mais la moins souveraine dans le façonnage du futur de notre continent.
On peut l’empoigner par le bout que l’on veut, l’histoire, la géographie, l’économie, la culture, les valeurs, la démocratie, l’Etat de droit, tout converge pour rappeler que les pays d’Europe forment, bon gré mal gré, une communauté de destin naturelle, basée sur des faits simples et fondamentaux. Le Vieux Continent ne parviendra à tirer son épingle du jeu dans le réalignement des forces à l’échelle planétaire que si elle dépasse les controverses intestines et présente un front uni face aux autres grandes formations qui se disputent la gouvernance du monde.
a sale guerre qui se déroule en Ukraine l’a démontré à profusion. Les questions de la coopération continentale doivent se préparer pendant que le temps est encore calme. Lorsqu’il faut s’organiser en catastrophe, c’est voué à l’échec. Que faire, quand une grande puissance nucléaire pète tous les câbles du droit international, des droits humains et de la raison lorsqu’on n'y est pas préparé. Et la Suisse ne saurait pas faire bande à part. Faire partie des codécideurs est toujours plus souverain que le rôle du passager clandestin. Il est donc urgent que nous replacions nos relations avec l’Union européenne sur un socle de la confiance réciproque, en sachant que tout accord rapporte des avantages, mais comporte aussi un prix.
L’appel que nous lançons aujourd’hui traduit cette conviction. Nous avons besoin d’un large consensus confédéral des forces de tous bords pour rendre de tels progrès possibles. Notre action ne vise pas à donner des leçons au gouvernement, ni d’interférer dans le traitement des dossiers de politique quotidienne. Les plus de 200 personnalités de tous bords, économie, science, culture, politique ou simples citoyens, que nous sommes, tiennent à faire savoir publiquement qu’il existe dans ce pays de larges milieux, une majorité souvent silencieuse, qui reconnaissent l’importance vitale de ces interactions et qui sont prêtes à soutenir le Conseil fédéral et le Parlement pour agir dans le sens de la stabilité de nos relations contractuelles globales avec l’Union européenne.
Nous voulons éviter la paralysie de nos liens avec l’Union européenne. En ces temps de rivalité entre les grands pôles planétaires, de l’hostilité grandissante affichée face au monde occidental, auquel nous appartenons, débouchant même sur une guerre cruelle, criminelle et inhumaine à nos portes, il ne sert à rien à compter sur la bonne volonté spontanée des autres, ni de vouloir succomber à la tentation de la voie solitaire et isolationniste. En Europe, y compris la Suisse, seul compte un partenariat fiable et garanti par un accord large et durable. C’est notre conviction et c’est pour cela que nous sommes prêts à payer de notre personne en posant notre signature au bas de notre appel, témoin de notre sens de la responsabilité commune.